« Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie… »

Par Rémi Noyon Publié dans le” nouvel obs”

Le grand historien des religions Jean Delumeau nous a quitté au début de l’année. Il aurait certainement été fasciné par la pandémie de coronavirus, tant celle-ci fait écho à ses travaux sur les épisodes de peste ou de choléra. Dans son livre « La Peur en Occident », publié en 1978, il s’attardait longuement sur les conséquences sociales des épidémies. Bien sûr, il faut se garder des parallèles historiques douteux (« les anciens tableaux, qu’on veut faire entrer de force dans de nouveaux cadres font toujours un mauvais effet », dixit Tocqueville), mais, enfin, il y a là matière à gamberger et certains, sur les réseaux sociaux, ne s’y sont pas trompés.

1. Le déni des autorités

« Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d’abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu’imposait l’imminence du péril […].

Certes, on trouve à une telle attitude des justifications raisonnables : on voulait ne pas affoler la population […] et surtout ne pas interrompre les relations économiques avec l’extérieur. Car la quarantaine pour une ville signifiait difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc. Tant que l’épidémie ne causait encore qu’un nombre limité de décès on pouvait encore espérer qu’elle régresserait d’elle-même avant d’avoir ravagé toute la cité.

Mais, plus profondes que ces raisons avouées ou avouables, existaient certainement des motivations moins conscientes : la peur légitime de la peste conduisait à retarder le plus longtemps possible le moment où on la regarderait en face. Médecins et autorités cherchaient donc à se tromper eux-mêmes. Rassurant les populations, ils se rassuraient à leur tour.

En mai et juin 1599, alors que la peste sévit un peu partout dans le nord de l’Espagne – et quand il s’agit des autres on ne craint pas d’employer le terme exact –, les médecins de Burgos et de Valladolid posent des diagnostics lénifiants sur les cas observés dans leur ville : “Ce n’est pas la peste à proprement parler” ; “c’est un mal commun” ; il s’agit de“fièvres tierces et doubles, diphtérie, fièvres persistantes, points de côté, catarrhes, goutte et autres semblables… Quelques-uns ont eu des bubons, mais… guérissent facilement”. […]

Échevins et tribunaux de santé cherchaient donc à s’aveugler eux-mêmes pour ne pas apercevoir la vague montante du péril, et la masse des gens se comportait comme eux. »

2. La légèreté de la population

« [Lors du choléra de 1832, à Paris], le jour de la mi-carême, “Le Moniteur” annonça la triste nouvelle de l’épidémie qui commençait. Mais on se refusa d’abord à croire ce journal trop officiel. H. Heine raconte :

“Comme c’était le jour de la mi-carême, qu’il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards où l’on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais. […]”

A Lille, la même année, la population lilloise refusa de croire à l’approche du choléra. Elle la considéra dans un premier temps comme une invention de la police. »

3. La panique et l’exode

« Arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d’appeler la contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville. La solution raisonnable était de fuir. On savait la médecine impuissante et qu’“une paire de bottes” constituait le plus sûr des remèdes. […]

Les riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large, créant ainsi l’affolement collectif. C’était alors le spectacle des queues auprès des bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de santé, et aussi l’engorgement des rues remplies de coches et de charrettes. […] L’exemple donné par les riches était immédiatement suivi par toute une partie de la population. […]

Un médecin de Malaga écrivait lors de la peste de 1650 : “La contagion devint si furieuse que… les hommes se mirent à fuir comme des bêtes fauves dans les campagnes ; mais, dans les villages, on recevait les fuyards à coups de mousquets. Des estampes anglaises de l’époque représentent des “multitudes fuyant Londres” par eau et par terre. D. Defoe assure qu’en 1665, 200 000 personnes (sur moins de 500 000) quittèrent la capitale […]. »

4. Les débuts du confinement

« Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l’angoisse quotidienne et contrainte à un style d’existence en rupture avec celui auquel elle était habituée. Les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une destructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien.

Tout est autre. Et d’abord la ville est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de maisons sont désormais inhabitées. Mais, en outre, on s’est hâté de chasser les mendiants : asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs de peste ? Et puis, ils sont sales et répandent des odeurs polluantes. Enfin, ils sont des bouches de trop à nourrir. […] Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l’arrêt du commerce et de l’artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises, l’arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers. »

. La « distanciation sociale »

« Coupés du reste du monde, les habitants s’écartent les uns des autres à l’intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer mutuellement. On évite d’ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre dans la rue. On s’efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves qu’on a pu accumuler. S’il faut tout de même sortir acheter l’indispensable, des précautions s’imposent. Clients et vendeurs d’articles de première nécessité ne se saluent qu’à distance et placent entre eux l’espace d’un large comptoir.

[…] Les séquestrations forcées s’ajoutent à l’enfermement volontaire pour renforcer le vide et le silence de la ville. Car beaucoup sont bloqués dans leur maison déclarée suspecte et désormais surveillée par un gardien, voire enclouée ou cadenassée. Ainsi, dans la cité assiégée par la peste, la présence des autres n’est plus un réconfort. L’agitation familière de la rue, les bruits quotidiens qui rythmaient les travaux et les jours, la rencontre du voisin sur le pas de la porte : tout cela a disparu. […] A Marseille, en 1720, un contemporain évoque ainsi sa ville morte :

… Silence général des cloches…, calme lugubre…, au lieu qu’autrefois on entendait de fort loin un certain murmure ou un bruit confus qui frappait agréablement les sens et qui réjouissait…, il ne s’élève pas plus de fumée des cheminées sur les toits des maisons que s’il n’y avait de personne […]” »

Nous publions ici un (petit) extrait de ce livre fascinant avec l’aimable autorisation des éditions Fayard. Les intertitres sont de la rédaction.

1. Le déni des autorités

« Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d’abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu’imposait l’imminence du péril […].

Certes, on trouve à une telle attitude des justifications raisonnables : on voulait ne pas affoler la population […] et surtout ne pas interrompre les relations économiques avec l’extérieur. Car la quarantaine pour une ville signifiait difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc. Tant que l’épidémie ne causait encore qu’un nombre limité de décès on pouvait encore espérer qu’elle régresserait d’elle-même avant d’avoir ravagé toute la cité.

Mais, plus profondes que ces raisons avouées ou avouables, existaient certainement des motivations moins conscientes : la peur légitime de la peste conduisait à retarder le plus longtemps possible le moment où on la regarderait en face. Médecins et autorités cherchaient donc à se tromper eux-mêmes. Rassurant les populations, ils se rassuraient à leur tour.

En mai et juin 1599, alors que la peste sévit un peu partout dans le nord de l’Espagne – et quand il s’agit des autres on ne craint pas d’employer le terme exact –, les médecins de Burgos et de Valladolid posent des diagnostics lénifiants sur les cas observés dans leur ville : “Ce n’est pas la peste à proprement parler” ; “c’est un mal commun” ; il s’agit de“fièvres tierces et doubles, diphtérie, fièvres persistantes, points de côté, catarrhes, goutte et autres semblables… Quelques-uns ont eu des bubons, mais… [qui] guérissent facilement”. […]

Échevins et tribunaux de santé cherchaient donc à s’aveugler eux-mêmes pour ne pas apercevoir la vague montante du péril, et la masse des gens se comportait comme eux. »

2. La légèrete de la population

« [Lors du choléra de 1832, à Paris], le jour de la mi-carême, “Le Moniteur” annonça la triste nouvelle de l’épidémie qui commençait. Mais on se refusa d’abord à croire ce journal trop officiel. H. Heine raconte :

“Comme c’était le jour de la mi-carême, qu’il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards où l’on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais. […]”

A Lille, la même année, la population lilloise refusa de croire à l’approche du choléra. Elle la considéra dans un premier temps comme une invention de la police. »

3. La panique et l’exode

« Arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d’appeler la contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville. La solution raisonnable était de fuir. On savait la médecine impuissante et qu’“une paire de bottes” constituait le plus sûr des remèdes. […]

Les riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large, créant ainsi l’affolement collectif. C’était alors le spectacle des queues auprès des bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de santé, et aussi l’engorgement des rues remplies de coches et de charrettes. […] L’exemple donné par les riches était immédiatement suivi par toute une partie de la population. […]

Un médecin de Malaga écrivait lors de la peste de 1650 : “La contagion devint si furieuse que… les hommes se mirent à fuir comme des bêtes fauves dans les campagnes ; mais, dans les villages, on recevait les fuyards à coups de mousquets. Des estampes anglaises de l’époque représentent des “multitudes fuyant Londres” par eau et par terre. D. Defoe assure qu’en 1665, 200 000 personnes (sur moins de 500 000) quittèrent la capitale […]. »

4. Les débuts du confinement

« Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l’angoisse quotidienne et contrainte à un style d’existence en rupture avec celui auquel elle était habituée. Les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une destructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien.

Tout est autre. Et d’abord la ville est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de maisons sont désormais inhabitées. Mais, en outre, on s’est hâté de chasser les mendiants : asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs de peste ? Et puis, ils sont sales et répandent des odeurs polluantes. Enfin, ils sont des bouches de trop à nourrir. […] Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l’arrêt du commerce et de l’artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises, l’arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers. »

5. La « distanciation sociale »

« Coupés du reste du monde, les habitants s’écartent les uns des autres à l’intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer mutuellement. On évite d’ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre dans la rue. On s’efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves qu’on a pu accumuler. S’il faut tout de même sortir acheter l’indispensable, des précautions s’imposent. Clients et vendeurs d’articles de première nécessité ne se saluent qu’à distance et placent entre eux l’espace d’un large comptoir.

[…] Les séquestrations forcées s’ajoutent à l’enfermement volontaire pour renforcer le vide et le silence de la ville. Car beaucoup sont bloqués dans leur maison déclarée suspecte et désormais surveillée par un gardien, voire enclouée ou cadenassée. Ainsi, dans la cité assiégée par la peste, la présence des autres n’est plus un réconfort. L’agitation familière de la rue, les bruits quotidiens qui rythmaient les travaux et les jours, la rencontre du voisin sur le pas de la porte : tout cela a disparu. […] A Marseille, en 1720, un contemporain évoque ainsi sa ville morte :

… Silence général des cloches…, calme lugubre…, au lieu qu’autrefois on entendait de fort loin un certain murmure ou un bruit confus qui frappait agréablement les sens et qui réjouissait…, il ne s’élève pas plus de fumée des cheminées sur les toits des maisons que s’il n’y avait de personne […]” »

6. Le rejet des malades

« Quelle différence avec le traitement réservé en temps ordinaire aux malades que parents, médecins et prêtres entourent de leurs soins diligents ! En période d’épidémie au contraire, les proches s’écartent, les médecins ne touchent pas les contagieux, ou le moins possible ou avec une baguette ; les chirurgiens n’opèrent qu’avec des gants ; les infirmiers déposent à longueur de bras du malade nourriture, médicaments et pansements. Tous ceux qui approchent les pestiférés s’aspergent de vinaigre, parfument leurs vêtements, au besoin portent des masques ; près d’eux ils évitent d’avaler leur salive ou de respirer par la bouche. […]

Ainsi les rapports humains sont totalement bouleversés : c’est au moment où le besoin des autres se fait le plus impérieux — et où, d’habitude, ils vous prenaient en charge — que maintenant ils vous abandonnent. Le temps de peste est celui de la solitude forcée. »

7. L’abandon des rites funéraires

« D’ordinaire, la maladie a ses rites qui unissent le patient à son entourage ; et la mort, plus encore, obéit à une liturgie où se succèdent toilette funèbre, veillée autour du défunt, mise en bière et enterrement. Les larmes, les paroles à voix basse, le rappel des souvenirs, la mise en état de la chambre mortuaire, les prières, le cortège final, la présence des parents et des amis : autant d’éléments constitutifs d’un rite de passage qui doit se dérouler dans l’ordre et la décence.

En période de peste, comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait dans des conditions insoutenables d’horreur, d’anarchie et d’abandon des coutumes les plus profondément enracinées dans l’inconscient collectif. C’était d’abord l’abolition de la mort personnalisée. Au plus fort des épidémies, c’est par centaines, voire par milliers que les pestiférés succombaient chaque jour à Naples, à Lonfres ou à Marseille. les hôpitaux et les baraquements de fortune aménagés en hâte étaient remplis d’agonisants. Comment s’occuper de chacun d’eux ? […]

Arrêt des activités familières, silence de la ville, solitude dans la maladie, anonymat dans la mort, abolition des rites collectifs de joie et de tristesse : toutes ces ruptures brutales avec les usages quotidiens s’accompagnaient d’une impossibilité radicale à concevoir des projets d’avenir, l’“initiative” appartenant désormais entièrement à la peste. »

8. Les héros et les autres

« Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie, il faut encore mettre en relief un élément essentiel : au cours d’une telle épreuve se produisait forcément une “dissolution de l’homme moyen”. On ne pouvait qu’être lâche ou héroïque, sans possibilité de se cantonner dans l’entre-deux. L’univers du juste milieu et des demi-teintes qui est le nôtre d’ordinaire […] se trouvait brusquement aboli. Un projecteur à haute puissance était tout d’un coup braqué sur les hommes ; qui les démasquait sans pitié […].

En face des pilleurs de morts ou de maisons abandonnées et de ceux – beaucoup plus nombreux – qui cèdent simplement à la panique, voici les héros qui dominent leur peur et ceux que leur mode de vie (notamment dans des communautés religieuses), leur profession ou leurs responsabilités explosent à la contagion et ne s’y dérobent pas.[…] Jean de Venette fait l’éloge de religieuses parisiennes en 1348 : “Et les saintes sœurs de l’Hôtel-Dieu, ne craignant pas la mort, s’acquittaient jusqu’au bout de leur tâche avec la plus grande douceur et humilité” […] »

9. La recherche de coupables

« Si choquée fût-elle, une population frappée par la peste cherchait à s’expliquer l’attaque dont elle était victime. Trouver les causes d’un mal, c’est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence de laquelle sortira logiquement l’indication des remèdes. Or, trois explications étaient formulées autrefois pour rendre compte des pestes : l’une par les savants, l’autre par la foule anonyme, la troisième à la fois par la foule et par l’Eglise.

La première attribuait l’épidémie à une corruption de l’air […]. La seconde était une accusation : des semeurs de contagion répandaient volontairement la maladie ; il fallait les rechercher et les punir. La troisième assurait que Dieu, irrité par les péchés d’une population tout entière avait décidé de se venger. »

La Peur en Occident : Une cité assiégée (XIVe-XVIIe siècle), par Jean Delumeau, Fayard, 1978 (réédité en 2003, en format poche).

Rémi NOYON